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L’homme au masque d’argent attendait, assis en un fauteuil où il prenait ses aises, heureux d’une diversion à son ennui, cet ennui qui lui faisait escorte depuis l’enfance.

Pour une fois, le marquis Jehan d’Almaric, toujours déguisé en cocher, devançait ses désirs en lui présentant cette femme étonnante qui s’adonnait au culte de Satan et laissait derrière elle, en ses soirées très surprenantes, pincées de soufre qui est condensation de la matière de feu.

Cette femme elle-même devait avoir commerce avec le diable car, la cinquantaine à peine, sa beauté stupéfiait. Le visage tout de charme et de sensualité frappait dès le premier abord, les beaux yeux noirs, les lèvres pleines et bien dessinées qui laissaient rêveur, les cheveux noirs encadrant le visage d’une grande féminité.

Et que dire de son corps !

On le voyait parfaitement, totalement nu derrière voile noir transparent : poitrine opulente et ferme, fesses rondes et attirantes par leurs aimables fossettes, triangle sombre entre les cuisses qui donnait à l’Écorcheur quelque envie de la prendre avec violence extrême.

Il tenta de se souvenir de son nom, qui lui revint brusquement : Éléonor de Montjouvent. À en croire d’Almaric, qui ne se trompait jamais.

Éléonor de Montjouvent. Cela sonnait bien à l’oreille, et flattait l’envie de lui faire l’amour d’autant que cette baronne authentique, veuve d’un spéculateur ruiné, se tenait très droite et paraissait trop altière, trop hautaine, pour que l’homme au masque d’argent ne lui montrât point sa nature de maître – ou qu’il croyait telle.

Éléonor de Montjouvent ayant dressé la liste des objets nécessaires à la cérémonie, l’Écorcheur s’empressa de faire acheter ou fabriquer chacun d’eux.

Le décor le ravissait.

Partout, en plâtre grisé ou peint, ne se voyaient que gargouilles répugnantes, animaux issus de croisements monstrueux tels crapauds et scorpions, combats en les cieux entre armée de squelettes se livrant bataille sans quartiers et bien entendu, en plusieurs endroits et lettres de feu, le chiffre « 666 », qui est, comme on sait, le « chiffre de la Bête ».

« Naïf et amusant », songea-t-il.

Il ressentait grande attirance pour cette maison du petit village d’Auteuil et regrettait de ne la pouvoir conserver bien longtemps, le marquis d’Almaric la jugeant trop proche de la route menant à Paris. Dans un mois ou deux, trois peut-être, il faudrait encore changer d’endroit.

Éléonor de Montjouvent leva les mains vers le ciel en un geste très élégant et incantatoire qui la faisait sembler grande prêtresse des cultes du temps jadis.

Elle ferma les paupières et, d’une voix rauque, légèrement voilée comme pour accentuer sa sensualité, murmura :

— Dies irae, dies illa… Salvet saeculum in favilla[18].

Jehan d’Almaric, qui se tenait en retrait, éprouvait grande excitation, lui aussi, pour cette femme qui lui inspirait nombreuses et variées pensées amoureuses. Ainsi, en la regardant les bras dressés, eut-il irrésistible envie de l’embrasser aux aisselles, chose fort rare qui traduisait la force de son sentiment.

Quelques tentatives, lors des premiers contacts, pour faire comprendre à la belle baronne qu’elle pourrait gagner davantage encore en lui offrant son corps ne rencontrèrent que profond mépris : Éléonor de Montjouvent était certes tombée très bas mais ne se prostituait point.

Elle reprit, toujours de sa belle voix rauque :

— Il surgira de terre des langues de feu, les nuages couleront en invisibles sabliers géants, les dragons nous feront escorte, la lune deviendra sanglante et ne se couchera plus, l’eau la plus pure se transformera en armoise ; alors ce sera nombreux signes que la « Bête » est revenue en rampant pour chasser de sa croix le Christ mille fois maudit.

Elle baissa la tête, conservant ses bras dressés et ses mains nouées, n’imaginant point sans doute la grâce de sa pose et le désir de plus en plus fort qui venait aux deux hommes qui ne la quittaient pas un instant des yeux.

Elle reprit :

— Il tombera pluie de sang en les églises où les autels ruisselleront de vermeil et les ânes, bêtes impudiques, s’accoupleront aux femmes. Alors nous vénérerons l’Antéchrist aux oreilles de chouette et aux pieds de bouc et nous mêlerons en les couches corps de pucelles aux corps pourris des vieillards sortis des tombeaux, car sera venu le temps de la Bête de l’Apocalypse.

Elle se tut un instant, comme épuisée puis, la voix légèrement cassée :

— Nos ennemis voudront redresser la tête. Pour chasser la Bête, les flagellants parcourront le monde en tous sens pendant trente-trois jours pour rappeler l’âge de leur Christ à l’instant de sa mort mais le Fléau de Dieu sera le plus fort qui arma en l’an 1009 le bras du grand calife Hakim qui détruisit l’église du Saint-Sépulcre et le tombeau de leur Christ. Car la Bête prendra alors visage d’ange et nul ne reconnaîtra l’Antéchrist qui sera parodie diabolique de leur christ-roi. Et le Fléau en sa colère fera pourrir sur pied nos ennemis tandis qu’ils se tiendront debout. Et il fera pourrir leurs yeux tandis qu’ils regarderont la Bête aux traits d’un ange de pureté et, quand ils lui parleront, leur langue elle aussi pourrira en leur bouche qui psalmodia prières infâmes.

Le souffle de la femme devint plus précipité :

— Alors nous jetterons les prêtres en un lac ardent embrasé de soufre et le règne de la Bête arrivera enfin pour l’éternité !

Bien qu’il s’efforçât à présent d’affecter de sourire, l’Écorcheur, écoutant ces paroles venues de temps de sorcellerie très reculés, avait éprouvé une certaine frayeur qu’il tenta de dissimuler.

Il se leva et applaudit longuement puis, s’approchant, mit une main insistante sur les fesses rondes de madame de Montjouvent en disant :

— Du plus bel effet, baronne ! Comme votre beau cul !

Éléonor de Montjouvent croisa le regard de Jehan d’Almaric. Le marquis fut touché. Il eut la révélation qu’elle ne croyait pas un mot de tout ce discours diabolique, cherchant seulement à survivre par ces pauvres artifices comme il comprit sa souffrance de ne pouvoir repousser la main de l’Écorcheur, dont elle devinait la puissance, et qui palpait ses fesses avec avidité.

Elle restait abattue tandis que son tourmenteur lui soufflait :

— Belle dame, vous m’avez causé grande frayeur, aussi ne puis-je vous foutre car ces deux états sont contraires et j’ai foutu pucelle il y a peu mais mon cocher va chercher deux hommes forts…

D’Almaric comprit et, quoique surpris puis choqué, alla quérir les deux officiers gardes du corps de l’Écorcheur qui, comme à leur habitude, se tenaient devant la porte.

Les deux hommes, très étonnés, regardèrent la baronne nue sous son voile noir transparent.

L’homme au masque d’argent frotta ses doigts en son geste coutumier qui rappelait les pattes de mouche puis, s’asseyant dans son fauteuil, il ordonna :

— Messieurs, elle est à vous. Donnez-moi grand spectacle.

Le viol fut rapide et créa grande déception chez l’Écorcheur qui ne fut point assez subtil pour comprendre la nature des choses. Sachant qu’elle ne pouvait échapper aux deux officiers, la baronne ne résista point, tout au contraire, et les violeurs, qui ne contrôlaient plus rien, furent pris au plaisir qu’elle leur donna et libérés en un temps très bref.

Écumant de rage derrière son masque d’argent, l’Écorcheur obligea l’un d’eux à recommencer, péchant par sodomie, mais bien trop vite encore tant la baronne – qui souffrit atrocement – feignit faussement de prendre plaisir.

Vengeance de femme trop fine pour être comprise d’un homme, fût-il pervers et retors tel l’Écorcheur.

Passant outre à sa déception, il fit signe aux deux officiers qu’ils aillent quérir chose entendue entre eux.

Ainsi fut-il fait et, sur mauvais brancard construit à la hâte, les deux officiers amenèrent le corps décapité d’une femme à demi écorchée et dont on pouvait juger de la jeunesse à des signes qui ne trompèrent point madame de Montjouvent qui, cependant, se détourna pour vomir au grand amusement de l’Écorcheur :

— Eh bien madame, est-ce là tout le cas que vous faites de la semence d’un de mes meilleurs officiers ?

Éléonor de Montjouvent jouait sa vie, et le savait. Déjà, on l’avait violée de toutes les façons qui fussent imaginables. On l’avait également couverte d’or pour la représentation ridicule qu’elle venait de donner. Intelligente, comme bien déjà elle l’avait prouvé en les dramatiques circonstances du viol, elle comprit qu’il n’était que deux attitudes possibles : afficher son dégoût, c’est-à-dire sa totale réprobation, et mourir de la main de ce fou. Ou sembler prendre plaisir à la cérémonie macabre qu’on allait sans doute jouer, devenir une alliée en matière de grand vice et, perçue comme complice, ne point exposer sa vie aux humeurs de l’Écorcheur.

Produisant grand effort qui n’échappa pas à l’attention navrée du marquis d’Almaric, elle demanda d’un ton dégagé :

— Et que dois-je faire, seigneur, devant telle charogne ?… Lui dire une messe noire ?

— Non, en manger ? plaisanta l’Écorcheur.

De sa belle voix voilée, la baronne rétorqua :

— Non point, monsieur le mystérieux, car j’ai appétit beaucoup plus délicat.

L’homme au masque d’argent apprécia, hochant la tête à plusieurs reprises :

— Vous me plaisez fort, bien fort, baronne, et en récompense, je vous foutrai un jour comme l’ont fait mes officiers, en tous endroits différents.

Elle posa une main sur sa hanche pour se placer en état d’effronterie qui souvente fois séduit les mâles :

— Pourquoi attendre, monseigneur ?

Flatté, l’Écorcheur frotta ses mains comme pattes de mouche et répliqua en accent de bonne humeur :

— Ce n’est point l’heure, chère putain. Comme vous savez le faire, répandez soufre sur ce cadavre de pauvre et innocente jeune fille, et la messe sera dite !

La baronne se détourna et ouvrit un coffret empli de poudre en songeant : « Mon dieu, qu’il s’en aille et me laisse enfin, puis qu’il m’oublie à jamais ! »

Un vol de corbeaux survola la maison en croassant, une bûche se brisa en la cheminée. Éléonor de Montjouvent se retourna.

Les quatre hommes la regardaient les uns avec désir, d’autres, tel d’Almaric, en grande admiration.

« Sourire. Sourire et tenir sans rien laisser paraître, ce sera vivre ! » songea la baronne.

Les foulards rouges
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